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EXTRAIT
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Les poings
serrés dans ses poches pour conjurer le sort, la jeune fille s'éloigna sans
rencontrer âme qui vive. Tout en longeant la côte, elle jetait autour d'elle des
coups d'œil investigateurs. Il n'y avait pas plus de romancier à l'horizon que
de rubans sur le dos des mouettes et des goélands. En fait, il aurait été bien
extraordinaire de tomber sur Serge Mathusier dès les premières minutes de son
séjour ! Sylvia n'avait pas poussé la trahison jusqu'à révéler son adresse
exacte, qu'elle prétendait d'ailleurs ignorer. - Je sais seulement qu'elle se
trouve à proximité d'une grande villa qui s'appelle " Bosse Ambrée " et qui
appartenait à Harry Baur… Tu sais, l'acteur de cinéma des années
trente… Marie avait esquissé une moue d'ignorance. Dans les années trente,
elle n'était même pas née ! - Tu n'auras certainement aucun mal à la repérer
; Serge m'a dit que sa toiture était surmontée de deux aigles et qu'on la
reconnaissait de loin.
À présent, la
jeune fille se trouvait devant cette demeure qui contrastait étrangement avec
ses quelques voisines. D'importants travaux de construction défiguraient le
front de mer et la maison semblait totalement abandonnée. Celles qui bordaient
la côte, plus en retrait, paraissaient beaucoup trop récentes pour avoir
traversé plusieurs générations. D'ailleurs, elles étaient fermées. Alors, Marie
remonta l'un des sentiers qui menaient à la plage et se mit à errer au hasard
dans les vieilles ruelles adjacentes. C'était dans l'une d'elles qu'il fallait
chercher le romancier. Mais laquelle ? Elle disposait de trois jours. C'était
beaucoup et peu à la fois. Si l'écrivain, trop méfiant pour se livrer aux
journalistes, ne mettait pas le nez dehors, de quelle manière parviendrait-elle
à le contacter ? Elle s'était embarquée un peu vite dans cette expédition et
s'aperçut qu'elle n'avait même pas prévu cette éventualité tant leur rencontre
lui semblait évidente. Malgré tout, elle ne pouvait passer ses journées à
tourner en rond de la plage au port : c'était le meilleur moyen d'attirer les
soupçons. Elle était tellement plongée dans ses pensées qu'elle n'entendit
pas l'homme arriver. Une main dure se posa sur son épaule. - Que faites-vous
ici ? Avec un brusque pressentiment, elle détourna la tête d'un mouvement
vif. - Comment ? - Vous vous trouvez dans une propriété privée. Vous ne
savez pas lire ? dit-il en montrant du doigt le panneau qui n'avait pas freiné
Marie plus de quelques secondes. L'étroite venelle qu'elle venait d'emprunter
se terminait par une impasse dans laquelle elle s'était volontairement aventurée
pour vérifier le nom inscrit sur la boîte à lettres qui ornait un portail de
bois vert. - Excusez-moi, je n'y ai pas prêté attention, dit-elle avec un
sourire contrit. J'admirais les alentours : cette plage immense, ces ruelles si
pittoresques, ces maisons blanches... Vous vivez ici ? - J'ai ce
privilège. - Vous avez bien de la chance.
L'homme qui
se tenait devant elle la dépassait d'une bonne vingtaine de centimètres. Il
était vêtu d'une gabardine bleu marine semblable à celle qu'arborent souvent les
marins. Des bottes kaki et un pantalon de velours foncé complétaient sa tenue.
Malgré cet accoutrement inhabituel, Marie n'eut aucun mal à le reconnaître. Il
lui fallait à présent jouer serré. Elle fit taire les battements désordonnés de
son cœur, cependant qu'il poursuivait d'un ton rogue : - Ne cherchez pas à
détourner la conversation. Que faites-vous ici ? Bien qu'elle eût conscience
de commettre une erreur qui pouvait être fatale, l'accueil de cet individu lui
donna envie de mordre ; la manière dont il la toisait fit resurgir son insolence
naturelle. - Ma foi, je me promène, sans plus. Cet endroit est tellement
magnifique ! Mais je m'en voudrais de vous importuner ! Ne vous faites pas de
souci, je vais rebrousser chemin. Puis-je quand même emprunter votre passage
pour faire demi-tour ? demanda-t-elle d'un ton impertinent. - Et vous vous
fichez de moi, par-dessus le marché ! gronda-t-il en la retenant par le poignet.
Avouez que vous m'épiez ! - Vous épier ? Mais pourquoi, grands dieux… ?
Lâchez-moi, vous me faites mal ! - Vous prétendez que vous ne me connaissez
pas ? - Pourquoi ? Je devrais ? s'étonna-t-elle avec une nuance d'ironie qui
échappa au romancier. Il la considéra un instant, silencieux, et Marie
soutint son regard avec des yeux parfaitement candides. Cela dura quelques
secondes. L'étreinte sur son poignet se fit soudain plus douce et l'homme éclata
d'un rire sans réelle gaieté. - Qu'est-ce qui vous fait rire ? J'ai une
crotte d'oiseau dans les cheveux ? Il secoua la tête avec une moue désabusée,
comme s'il se moquait de sa propre prétention. - Rien de tel qu'une petite
fille innocente pour remettre les choses à leur vraie place. Certains voudraient
me faire croire que je suis quelqu'un d'important. Vous venez de me prouver le
contraire et j'en suis heureux, c'est tout. - Je ne comprends pas. - C'est
sans importance... Vous pouvez poursuivre votre promenade. Navré de vous avoir
malmenée. Comment vous appelez-vous ? - Marie... Marie Tesserat. Je dois
réaliser quelques photos pour illustrer un livre sur les îles de l'Atlantique,
expliqua-t-elle dans la foulée, pensant retenir ainsi son attention et justifier
la présence de son appareil photo sophistiqué. Vous connaissez bien Noirmoutier
? - J'y suis né. - Quels sont les coins les plus pittoresques ? - Le
Gois, bien sûr… et puis, le Bois de la Chaise, le vieux cimetière à bateaux, le
château, la crypte de l'église Saint-Philbert, les marais salants... Les
curiosités ne manquent pas, ici.
Déjà, il
s'éloignait sans plus se préoccuper d'elle. Si elle ne trouvait pas
immédiatement le moyen de retenir son attention, elle pouvait dire adieu à son
article !
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