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EXTRAIT
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Comme tous les jours
à la même heure, la porte de la cave s'ouvrit dans un grincement de gonds
rouillés, et la femme apparut, portant un plateau où s'alignaient une casserole,
une assiette, un verre et une fourchette. Un quignon de pain dur et une carafe
d'eau en complétaient le contenu. Vicky ne savait pas l'heure qu'il était. Elle
avait perdu la notion du temps. Elle savait seulement que c'était le moment du
repas, parce que ce rituel se répétait, immuable, depuis ce qui lui semblait
être une éternité.
Le lieu où elle se
trouvait était humide et sombre. Seule la pâle clarté d'une ampoule électrique
trouait l'ombre, à peine suffisante pour distinguer d'un côté un mauvais matelas
disposé à même le sol, de l'autre des sanitaires réduits à leur plus simple
expression. Par un lointain après-midi, on l'avait amenée dans cet endroit
lugubre, et mise à part la vieille femme silencieuse qui lui servait ses repas,
elle n'avait jamais vu personne. Au début, elle avait beaucoup pleuré. Elle
ne comprenait pas pourquoi on l'avait conduite ici. Elle n'avait toujours
pas la réponse à cette angoissante question, mais elle avait versé tant de
larmes que ses yeux étaient devenus secs comme un ruisseau en été. Au fil des
semaines, elle s'était réfugiée dans une apathie animale, supportant sans réagir
son incompréhensible réclusion. C'était peut-être cela, finalement, qui lui
avait sauvé la vie.
La femme, qui
s'appelait Mary Winter, poussa la porte contre le mur et commença de descendre
pesamment l'escalier aux marches inégales. Depuis la veille, un douloureux
lumbago entravait ses mouvements, torture qu'elle subissait par crises plusieurs
fois dans l'année. Il aurait fallu laisser reposer ce corps usé par les misères
de la vie. Mais qui, alors, aurait nourri cette fillette qu'on lui avait confiée
? Voilà bien des jours que la maison était déserte. Ce n'était pas que Mary
éprouvât une sympathie particulière pour sa prisonnière : il y avait longtemps
que son coeur avait perdu toute faculté d'émotion. La seule chose qui régissait
son existence, c'était l'obéissance aveugle aux ordres reçus. On lui avait
demandé de se charger de cette enfant. Elle accomplissait sa mission sans états
d'âme, avec rigueur et assiduité. Le plateau, que Mary portait à deux mains,
l'empêchait de soutenir ses reins endoloris, et ses vertèbres n'appréciaient pas
du tout la gymnastique qu'elle entendait leur imposer. Elle avait à peine
franchi la première marche qu'une souffrance aiguë la traversa comme un coup de
poignard. Sous la violence de la sensation, Ses bras battirent désespérément
l'air, tandis qu'elle tentait de se raccrocher à tout ce qui était à sa portée.
Malheureusement, il n'y avait à cet endroit que des murs lisses, sans rampe ni
rambarde.
Vicky, terrifiée,
vit la vieille femme dévaler l'escalier et s'abattre, bras en croix, juste
devant la grille qui la retenait captive. Les morceaux de l'assiette et du
verre, brisés, émaillaient le sol de terre battue, mélangés à des petits pois
gros comme des billes et des bouts de viande brunâtre. Du fond de sa cellule, la
fillette contempla, un long moment, le spectacle qui s'offrait à son regard.
Mary ne bougeait pas. Elle s'avança d'un pas, puis de deux. Et c'est alors
qu'elle vit, tout près du corps inerte, un objet qui brillait dans la
pénombre. Tombé lui aussi du plateau, presque à portée de sa main, se
trouvait le trousseau de clefs qui ouvrait les portes de la
liberté.
On pourrait être
tenté de croire que Vicky allait se précipiter sur l'occasion qui lui était
donnée d'échapper à sa geôlière. Il n'en fut rien. Elle était paralysée par la
peur et ne songea pas, tout d'abord, à s'enfuir. Certainement, quelqu'un, ne
voyant pas Mary revenir, allait s'inquiéter et venir aux nouvelles. Le temps qui
passait l'étonna, puis la rassura. Vicky ne savait rien de ce qu'elle allait
trouver au-dehors, mais, aussi étrange que cela paraisse, l'endroit où elle
était retenue ne semblait pas héberger d'autres habitants que cette vieille
femme qui venait providentiellement de se rompre le cou. A plat ventre sur le
sol poussiéreux, Vicky passa le bras à travers les barreaux de la grille. Avec
maintes contorsions et tout autant de précautions, elle finit par atteindre les
clefs et les attira prudemment vers elle. Ouvrir la grille ne lui demanda guère
de temps ni d'efforts physiques, mais un énorme courage qu'elle alla puiser au
plus profond de sa détresse. Même lorsque la voie fut libre, ce n'est pas en
courant que la fillette s'enfuit. Elle demeura encore de longs instants
immobile, redoutant le brusque réveil de sa gardienne habituelle, ou l'arrivée
inopinée d'un complice qui lui ferait vite regagner sa prison. Elle avait
tort de se tourmenter. Même en admettant que les occupants familiers de la
maison soient encore dans les lieux, il aurait été impossible à Mary Winter
d'appeler à l'aide : la première raison, c'est qu'elle était muette depuis sa
naissance, la seconde, c'est qu'elle venait brutalement de quitter ce monde.
Mais cela, bien entendu, Vicky l'ignorait. Dans un coin de la cave, se
trouvait un cartable de cuir rouge gansé de vert et un anorak bleu marine. La
fillette s'en saisit et, à pas lents, contourna le corps de la femme, qui
semblait plongée dans un profond sommeil. Sans bruit, elle grimpa une à une les
marches qui la menaient hors de cet endroit où elle était séquestrée. Tout en
haut de ces marches, il y avait la lumière. C'était la seule chose dont elle
était sûre. Tout le reste était incertitude.
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