EXTRAIT :
 
Depuis quelques jours, le temps était splendide et Jean, l'espoir au cœur, avait repris le chemin qu'il aimait entre tous. La surface polie des marais scintillait sous le soleil comme un miroir. L'image n'était pas simplement poétique, elle était réelle. Le ciel se reflétait dans l'eau, le bleu épousait le rose, la blancheur des tas de sel s'alignait sur la terre blonde. Et la silhouette de Jean Séran maniant sa longue ételle ressemblait de loin à celle d'un funambule marchant au ras de l'eau.
Elle l'aurait reconnue entre toutes. Il lui avait fallu des kilomètres de promenade pour le retrouver car les marais salants étaient un vrai labyrinthe. Une fois encore, Julia admira la force qui émanait de lui. Il circulait, torse et pieds nus, sur les petites levées d'argile sèche qui séparent les œillets, répétant inlassablement les gestes traditionnels du saunier afin d'attirer vers lui les cristaux blancs.
Julia posa sa bicyclette contre le mur d'une petite construction de pierre, une calorge, apprendrait-elle plus tard, et parcourut à pied les quelques centaines de mètres qui la séparaient de Jean Séran. Ses tennis lui permettaient d'avancer sans faire de bruit. Lorsqu'il l'aperçut, elle se trouvait déjà derrière lui.
- Bonjour !
- Bonjour.
La voix de l'homme ne contenait pas d'agressivité particulière, mais aucune chaleur non plus. Dieu sait pourtant si Julia était charmante en cet après-midi ! Le soleil avait réveillé les éphélides qui parsemaient ses joues et le bout de son nez, et ses yeux étaient de la couleur des marais dans la lumière de l'été, ce bleu ardoise dont on ne voit pas le fond. Elle avait relevé en une sorte de vague chignon ses longs cheveux noirs, mais la course à bicyclette l'avait un peu malmené, et des mèches folles s'en échappaient, donnant du même coup beaucoup de séduction à cette coiffure un peu sévère. Jean ne parut pas s'en rendre compte. La jeune femme qui le dévisageait n'avait guère plus d'importance à ses yeux que les aigrettes ou les sternes qui hantaient les marais de leurs cris rauques.
- Votre sel est magnifique. Et pourtant, je crois savoir que les conditions ne sont pas idéales, cette année.
- Mon marais est bien exposé, j'ai de la chance... Mais je ne vends pas de sel sur place. Vous pourrez en acheter sur tous les marchés de l'île : le jeudi matin à La Guérinière, le vendredi à Noirmoutier, le samedi à l'Epine...
"Je ne viens pas acheter du sel", faillit répondre Julia. Elle se retint juste à temps, comprenant intuitivement qu'une telle déclaration serait une erreur.
- Très bien, j'irai au marché... Au fait, je vous ai entendu chanter, l'autre soir, dans l'église de La Guérinière.
- Ah ?
- Vous avez une voix exceptionnelle. Le savez-vous ?
- Si vous le dites.
- Je me sens d'autant plus autorisée à le dire que je connais bien le monde de la musique... En fait, c'est mon métier... Je dirige la revue Musiques plurielles, précisa-t-elle brusquement, car Jean ne lui demandait rien. C'est une revue éclectique, qui n'est pas uniquement réservée aux initiés... en tout cas, j'essaie de la mettre à la portée du plus grand nombre.

D'un mouvement régulier de son ételle, Jean poursuivait son travail minutieux, tournant autour de l'oeillet en poussant le sel vers la tablette où il s'égoutterait toute la nuit. Demain, il le transpor-terait par brouette jusqu'au tesselier, l'endroit choisi au milieu du marais pour entasser la récolte sous forme de mulons ces gros tas de sel qui restent tout l'été au soleil et blanchissent la campagne.

Il avait cessé de s'intéresser à la présence de Julia, mais celle-ci ne déclarait pas forfait.