EXTRAIT :
 
-  Je voudrais savoir quelles démarches entreprendre pour consulter mon dossier à la DDASS.
 
Il suffit parfois de quelques secondes pour envisager le pire et savoir qu'il va réellement se produire. Et le plus difficile, c'est de faire comme si on ne le savait pas.
-  Ton dossier ? Pourquoi cela ?
-  Eh bien, je dois pouvoir répondre aux questions que les parents de Pierre risquent de me poser lorsqu'ils me connaîtront… Et si j'ai des enfants, je pense que c'est important que j'en sache un peu plus sur ma famille. Il peut y avoir des problèmes d'hérédité ou je ne sais quoi d'autre…
-  Tu ne trouveras aucun renseignement de ce type dans ton dossier. Il ne contient que des renseignements d'ordre administratif : des comptes rendus, des notes d'appréciation, des bilans d'aptitude…
-  Vous l'avez lu ?
-  Bien sûr ! Lorsque tu as été admise aux Flots bleus. Et ensuite, je l'ai complété, année après année. Tu n'y apprendras rien que tu ne saches déjà, je peux te l'assurer.
Pendant quelques secondes, qui semblèrent interminables à Éléonore, Pauline parut réfléchir.
-  C'est ce que j'ai dit à Pierre, mais ça ne fait rien, dit-elle enfin d'une voix décidée. Je lui ai promis de m'en occuper, je ne veux pas le décevoir. Est-ce que les procédures sont longues ?
-  Tu connais l'Administration ! Oui. C'est assez long. Six mois au moins.
-  Alors, autant que je ne tarde pas trop. Il faut rédiger une demande circonstanciée, j'imagine ?
Le cœur étreint d'un irrépressible sentiment de fatalité, la directrice lui expliqua comment procéder. Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait pour protéger Pauline, et aussi longtemps qu'elle avait pu. Mais comme l'avait remarqué la jeune fille un an auparavant, tous les événements semblaient se liguer pour la conduire inexorablement dans la même direction. Quand tant de circonstances se mêlent, n'est-il pas vain de vouloir les combattre ? Le temps était-il venu, pour Pauline, d'affronter son passé ?
Non. Pas si Éléonore pouvait l'éviter.
Les deux femmes discutèrent encore un moment de choses et d'autres, mais Éléonore avait visiblement la tête ailleurs, ce que Pauline, tout occupée de son amour, ne remarqua pas ce jour-là.
C'est que la directrice des Flots bleus envisageait, dès à présent, une parade à ce nouveau coup du sort. Elle y songea une partie de l'après-midi, et sa décision était prise lorsqu'elle exposa le soir même à son mari les nouveaux éléments qui venaient compliquer une situation déjà délicate.
-  Je peux encore intervenir, murmura-t-elle pensivement.
Aubin avait gagné sa chambre après le dîner, et le couple savourait une dernière tasse de café, tout en écoutant les informations télévisées.
-  De quelle façon ? demanda Ludovic sans lever les yeux de l'écran qui lui faisait face.
Au ton circonspect de sa voix, on pouvait d'ores et déjà deviner ses réticences face aux intentions de sa femme, quelles qu'elles soient.
-  Je ne peux pas empêcher Pauline de consulter son dossier, mais j'ai une solution pour en supprimer tout ce qui pourrait lui faire du mal.
-  Comment ?
-  Je connais très bien Carole Boucard, la psychologue de la DDASS. Nous nous sommes retrouvées plusieurs fois lors de formations professionnelles. Je sais qu'elle entendra mes arguments si je lui demande un petit service.
-  Éléonore, tu ne peux pas faire une chose pareille ! Là, tu t'enfonces clairement dans le mensonge ; il ne s'agit plus d'omission, mais de dissimulation pure et simple. Je crois que tu commettrais une grave erreur en agissant de la sorte.
-  À qui peut servir cette vérité aujourd'hui ? Dis-le-moi ! Ce n'est pas comme s'il était question d'une naissance sous X ou d'un abandon ! Pauline connaît ses origines. Il est bien inutile de la perturber avec autre chose ! Ce que Pierre lui a demandé, c'est de consulter son dossier. Elle y trouvera tout ce dont elle aura besoin pour rassurer sa future belle-famille. Le reste ne les regarde pas ! affirma Éléonore avec conviction.
-  Dieu sait que j'approuve souvent ton jugement, déclara gravement Ludovic, mais cette fois, je ne peux pas cautionner ta démarche. Elle risque d'avoir des conséquences que tu n'imagines même pas... Réfléchis bien avant de décider quoi que ce soit !
En réalité, Ludovic sentait bien que sa femme ne changerait pas d'avis. Aveuglée par son affection pour Pauline, elle s'arrangerait pour soustraire de son dossier tous les éléments préjudiciables à sa tranquillité d'esprit… et compte tenu du secret qui entourait ces dossiers et de la difficulté qu'éprouvait l'Administration à les divulguer aux intéressés malgré la loi votée en 1978, elle parviendrait à ses fins, c'était certain. Il soupira, en espérant que la conscience d'Éléonore prévaudrait sur son aveuglement momentané.