EXTRAIT :
 
Une vraie cuisine, assez grande pour y loger une table de six personnes, donnait sur un minuscule jardin intérieur, qui tenait davantage de la brousse que du jardin de curé. Son entretien incombait au tapissier dont la boutique se trouvait au rez-de-chaussée, mais les lois du commerce et celles du jardinage ne semblaient guère aller de pair, et l'herbe sauvage montait allègrement à l'assaut des fenêtres, ce que Célestine remarqua sans rien dire. Un papier peint à larges fleurs orangées ornait les murs, qui s'agrémentaient sur un côté d'une faïence couleur chocolat glacé du plus bel effet. Les goûts de Caroline en matière de décoration semblèrent un peu discutables à la digne domestique, plus habituée à la discrète toile de Jouy et au sobre merisier qu'aux tons vifs des tapisseries modernes. L'ensemble ne manquait cependant pas de gaieté. Si les couleurs avaient également choqué Lise lors de son installation, elle s'y était habituée depuis et n'y faisait plus guère attention.
- Nous partageons la cuisine et la salle de bains, mais nous avons chacune notre coin pour dormir. Comme je suis arrivée en second, c'est Caroline qui s'est installée dans la chambre. Moi, je dors dans la salle à manger, qui a été transformée pour l'occasion. L'un des frères de Caroline nous a posé une cloison coulissante, tu vois ? Comme ça, chacune a son domaine !
- Tu dors bien sur ce canapé ?
- Mais oui, il est très confortable et bien plus pratique qu'un lit dans la journée. Tiens, assied-toi deux minutes, le temps que je mette les pâtes à cuire… Ça te t'ennuie pas de manger des pâtes ? demanda Lise, du fond de la cuisine.
- Non, n…
La réponse de Célestine s'étrangla dans sa gorge. En faisant le tour de la pièce, son regard venait de s'arrêter dans un coin, près d'une fenêtre. Il y avait là un lampadaire sur pied en fer forgé, de style faux Art Déco, que les jeunes filles avaient déniché dans l'un de ces vide-greniers qu'elles fréquentaient de temps en temps pour se meubler à bas prix. Il était surmonté d'une coupole en forme de tulipe dont le verre imitait l'opale, et c'était un joli objet qui décorait harmonieusement la pièce. Mais ce n'était pas ce lampadaire que fixait Célestine. Elle regardait derrière. À même le sol. Quelque chose qu'elle n'avait pas vu depuis très longtemps. Non. Pas quelque chose. Quelqu'un. Adossé contre le mur habillé de larges motifs marron et beige, quelqu'un la dévisageait. Sans le savoir, elle éprouva la même sensation que Lise devant le tableau du marché aux Puces. C'était normal. Ce que regardait justement Célestine à cet instant précis, c'était le tableau.
Elle se leva, jambes tremblantes, et le saisit à bout de bras. Pas de doute. C'était bien son sourire mélancolique, ses yeux rêveurs. Elle portait au cou ce collier de perles que Marie-Eugénie lui avait offert pour ses vingt ans. La photo, d'ailleurs, avait dû être faite à cette occasion. Mais d'où sortait ce tableau qui la reproduisait si fidèlement ? Comment se trouvait-il ici en possession de Lise ?
- Célestine ?
La jeune fille était entrée dans la pièce sans que la vieille domestique l'entende. Celle-ci leva sur elle des yeux égarés.
- Où as-tu trouvé ce tableau ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
Lise tenta de chasser l'angoisse qui nouait sa gorge. La manœuvre avait parfaitement fonctionné. Célestine était tombée à pieds joints dans le piège.
- Je l'ai acheté chez un antiquaire. Pourquoi ?
- Tu me demandes pourquoi ? Mais, Lise…
Célestine s'interrompit brutalement. Sans doute venait-elle de réaliser que cette évidence n'allait pas de soi pour la jeune fille.
- Tu connais cette personne, Célestine ? demanda Lise d'une voix étouffée.
La domestique hocha machinalement la tête.
- Oui. Bien sûr…
- Qui est-ce ?
Les quelques secondes qui précédèrent la réponse de la vieille femme compteront longtemps parmi les plus longues de la vie de Lise. Pourtant, il ne s'en écoula guère que deux ou trois avant que la révélation ne tombe, complètement inattendue...