EXTRAIT :
 
- Mademoiselle Mauclair !
Portée par une sourde colère, sa voix avait dominé le brouhaha des conversations. Un silence, mi-étonné mi-réprobateur lui succéda, tandis que tous les regards se tournaient vers cette femme dont les yeux noirs brillaient d'une lueur inquiétante. Vêtue de couleurs sombres, son visage anguleux pincé par une irritation qu'elle maîtrisait visiblement à grand-peine, elle devait approcher la cinquantaine. Coralie se retourna, surprise par l'agressivité de son interlocutrice mais pas encore inquiète. Comment aurait-elle pu imaginer le coup de massue qui allait lui tomber sur la tête ?
- Mademoiselle Mauclair, je voudrais vous parler !
- Je vous écoute…
" Ce n'est pas la peine de hurler comme une folle ! ", eut envie d'ajouter la jeune femme. Bien sûr, elle n'en fit rien et se dirigea calmement vers la visiteuse, qui l'entraîna face au fameux Bateau fantôme, devant lequel elle se planta résolument.
- C'est vous qui avez peint cette aquarelle ?
Tous les regards de l'assistance convergeaient maintenant vers les deux silhouettes. Coralie dévisagea son interlocutrice, interloquée. L'exposition lui étant consacrée, la question paraissait pour le moins saugrenue.
- Oui, évidemment, répondit-elle. Qui voulez-vous que ce soit ? Pourquoi cette question ? poursuivit-elle sans chercher à cacher sa surprise.
- À cause de ceci.
La femme sortit de son sac à main un paquet plat, protégé par un emballage de papier kraft. C'était un livre.
Elle le lui présenta bien en face. Comme toutes les personnes qui se trouvaient là, Coralie le découvrit, abasourdie : la couverture de ce livre, qui s'intitulait Entre deux vies, et dont l'auteur se nommait Richard Cordelier, était la copie conforme de la toile qu'elle avait réalisée la semaine précédente. On y retrouvait la silhouette noire du bateau sombrant dans des flots couleur turquoise, avec en toile de fond ce ciel orangé dont elle était si contente.
- Je ne comprends pas, murmura-t-elle, contrariée. Je viens juste de peindre cette toile, et c'est la première fois que je l'expose. Comment peut-elle se retrouver en couverture d'un roman ?
- Ce n'est pas ainsi que je poserais la question, remarqua la femme d'une voix forte en s'adressant à la ronde, mais plutôt : comment peut-on s'attribuer le mérite d'une aquarelle qui a été réalisée il y a près de vingt ans ?
- Vingt ans ?
- Oui, mesdames et messieurs, ce livre a été publié en 1992 ! confirma la femme en brandissant l'ouvrage à la vue de tous. Pour preuve, elle l'ouvrit à la dernière page, où se trouvait ce qu'en jargon d'imprimerie, on appelle " l'achevé d'imprimer " et qui fait mention, entre autres, de la date d'impression de l'ouvrage.
- Vous pouvez tous vérifier !
Gênés, les spectateurs de la scène se taisaient, sans esquisser le moindre geste. Mais c'était vrai. Coralie découvrit, effarée, que ce livre avait été imprimé au second semestre 1992.
Une aquarelle presque en tous points semblable à la sienne existait donc déjà à cette époque. Par quel étrange hasard était-ce possible ? Les yeux rivés sur cette image qu'un autre avait peinte avant elle, elle restait figée dans une totale incompréhension.
- Je vous jure que je n'avais jamais vu cette toile avant cette minute ! dit-elle enfin, troublée.