EXTRAIT :
 
Ils œuvraient en silence, échangeant à peine quelques mots de temps à autre. Un travail de fourmi auquel chacun se livrait, enfermé dans sa propre solitude.
Et soudain, au fond d'un tiroir, dans une chemise cartonnée de couleur beige, cette enveloppe qui se dévoile au regard et ce mot qui vient les frapper en plein cœur : Testament.
 
C'est Justine qui a ouvert le tiroir du secrétaire Louis-Philippe. C'est elle qui, machinalement comme ils l'ont fait depuis le matin, s'apprêtait à feuilleter les divers documents qu'il contenait pour trier son contenu. La surprise a suspendu son geste, tandis qu'elle sortait de l'enveloppe, non cachetée, un feuillet qui ne laissait aucune ambigüité sur la nature de cette découverte. " Ceci est mon testament… "
Elle reconnaissait l'écriture très particulière de sa mère, toute en rondeur. Aucun doute. Alors que le notaire venait de les assurer du contraire, voilà qu'elle découvrait que Marthe Desgrières avait bel et bien couché sur le papier ses dernières volontés. Le texte était court et faisait référence à un autre document, agrafé au dos, dont l'importance du contenu était inversement proportionnelle à sa longueur. Une dizaine de lignes qui bouleversaient en quelques secondes toutes les certitudes et faisaient voler en éclat la façade si lisse de leur existence. Justine les relisait inlassablement, incapable de détourner les yeux de cette confession posthume.
- Ça alors ! Quelle histoire…
- Qu'est-ce qui se passe ? questionna Diane, qui, à moins d'un mètre, entassait dans de grands sacs plastique, le contenu de l'armoire voisine.
- Lis ça.
D'un geste un peu théâtral, Justine tendit à sa sœur les deux feuilles extraites de l'enveloppe. Alerté à son tour, Martin leva les yeux des factures et des relevés bancaires qu'il déchirait à tour de bras. Presque simultanément, ils se rejoignirent auprès de Justine et parcoururent, atterrés, les quelques lignes qui rayaient le feuillet de mots aussi redoutables qu'inattendus.
- C'est une blague ? émit Martin en secouant sa tête brune.
- Une blague ? Tu plaisanterais, toi, sur un sujet pareil ? Je crois, malheureusement, que ces documents sont on ne peut plus sérieux.
Justine dévisagea tour à tour son frère et sa sœur, l'air effondré.
- Qu'est-ce qu'on va faire ?
- Les détruire, répondit Diane d'un ton péremptoire.
- Les détruire ? Tu n'y penses pas ?
- Bien sûr que si ! Ce testament a été rédigé il y a vingt ans… et il concerne des faits qui datent de près de cinquante ans !
- Et alors ? Ça n'empêche pas sa validité.
- Soyez réalistes et logiques : si maman avait réellement voulu qu'il soit pris en compte, elle l'aurait déposé chez un notaire ! Elle ne l'aurait pas laissé au fond d'un tiroir au risque que personne ne le trouve !
- C'est pas faux, reconnut Martin.
- Mais enfin, on ne peut pas détruire un document comme ça ! s'insurgea Justine. On risque gros… il est contresigné par des témoins qui pourraient se manifester… et qui en possèdent peut-être une copie, d'ailleurs !
- Même si c'était le cas, comment pourraient-ils prouver que nous sommes au courant ? Nous aurions très bien pu ne jamais trouver ces papiers ! " Ernesto Mantezar et Claude Polinois ", déchiffra Diane, d'un ton agacé. Je n'ai jamais entendu parler de ces deux personnes. Ces noms vous disent quelque chose, à vous ?
Martin fit une moue explicite :
- Absolument rien.
- À moi non plus, reconnut Justine à son tour.
- Donc…
Sans le moindre état d'âme, Diane déchira les deux feuillets sur toute leur longueur.
- Arrête ! Tu n'as pas le droit de décider pour nous trois ! Donne-moi ces papiers !
- Je t'en prie, Justine ! Ne fais pas l'enfant ! On n'a pas le choix ! On doit préserver l'image de notre mère. Tu veux que cette histoire fasse le tour de la ville ?
- On n'est pas obligés d'en parler.
- Alors, je ne vois pas l'intérêt de les conserver. Ils ne peuvent être qu'une source d'ennuis.
- On pourrait peut-être essayer de savoir ce qu'il y a de vrai là-dedans…
- Oh ! Tout est vrai, probablement ! s'écria Diane en haussant les épaules. Je ne vois pas pourquoi elle aurait pris la peine de l'écrire si ça ne l'était pas…
- On ne peut pas continuer comme si on ne savait pas, répéta Justine, têtue.
- Ah oui ? C'est ce que tu crois ? Eh bien, je t'assure pourtant que c'est exactement ce que je vais faire !
- Martin ! Dis quelque chose !
Le jeune homme n'avait pas l'habitude de se voir solliciter pour arbitrer un conflit entre ses sœurs. Machinalement, il passa dans son abondante chevelure une main indécise :
- On devrait réfléchir avant de commettre l'irréparable... Je pense, comme Diane, que maman n'avait sans doute pas envie d'ébruiter cette histoire, mais dans ce cas, pourquoi n'a-t-elle pas déchiré ce testament elle-même ?
- Elle l'aura oublié… ou bien elle n'en n'a pas eu le temps.
- Pas le temps ? En vingt ans ? C'est un peu léger comme explication ! Et si elle l'avait laissé à notre seule intention ?
- Je ne comprends pas.
- Elle nous laisse simplement juges d'y donner suite ou pas. Ce serait bien conforme à ses idées : le libre-arbitre, l'autonomie, le sens des responsabilités…
Un court silence suivit l'analyse de Martin. Elle était cohérente, sans aucun doute, et vues sous cet angle, les choses se nuançaient un peu différemment.
- Tu as peut-être raison, admit enfin Diane. Nous en discuterons tranquillement plus tard. J'avoue que mon opinion est faite mais il est inutile de se précipiter… Par contre, si cela ne vous ennuie pas, c'est moi qui vais conserver ces documents.
Comme Justine esquissait un geste de protestation, elle ajouta :
- Je n'y toucherai pas sans votre accord, je vous le promets. On va bien trouver un bout de scotch quelque part pour les recoller… En attendant, pas un mot à qui que ce soit, évidemment.
 
Justine se répéta mentalement les mots qui l'avaient si fortement marquée, la date à laquelle ils avaient été écrits, le nom de ceux qui les avaient authentifiés… Diane pouvait garder le papier par devers elle, elle n'en avait plus besoin. Sa mémoire visuelle était aussi fiable que celle de son appareil photo. Elle ne savait pas encore ce qu'elle allait en faire, mais ce qui était sûr, c'est qu'elle ne voulait pas les oublier. Ils faisaient naître tant de questions… Ce n'était pas possible de les laisser sans réponse. Pas maintenant.